Le club des Occidentaux



    
           C’est le même cinéma à chaque réunion, comme à Deauville en 2011 ou à Camp David en 2012 : une station balnéaire ou une résidence de villégiature prise d’assaut ; des policiers sur terre, dans les airs ou sur mer ; des manifestants altermondialistes assez naïfs pour penser jouer les trouble-fête ; et huit chefs d’État et de gouvernement qui discutent de l’avenir économique et géopolitique de la planète. Le fameux « groupe des huit » (plus connu sous le sigle de G8), créé à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, était d’abord un groupe des cinq (États-Unis d’Amérique, Japon, Allemagne de l’Ouest, France, Royaume-Uni). Mais, après un an d’existence, il a paru bon à nos chers dirigeants d’y ajouter l’Italie. Un an plus tard encore, les États-Unis d’Amérique et l’Allemagne de l’Ouest obtenaient l’intégration du Canada à ces réunions. Enfin, en 1997, la toute nouvelle Fédération de Russie obtenait son sésame pour entrer dans ce groupe très fermé.
         
          Pour des raisons assez évidentes, à l’aube du xxie siècle, le G8 apparaissait de plus en plus comme un petit club fermé, celui des Occidentaux (membres de l’Union européenne et/ou de l’OTAN pour la majorité) – blancs de préférence, même si l’on y tolérait les industrieux Japonais. Face au déclin relatif de l’Europe en matière économique et démographique, il semblait judicieux d’inviter à la table des représentants d’Amérique latine, du continent asiatique et du continent africain. Face aux multiples crises jalonnant l’histoire du capitalisme depuis sa création, convier le Brésil, le Mexique, l’Indonésie ou la Chine semblait une bonne idée. Et il est certain que le G20 est bien plus représentatif, en termes démographiques (les deux tiers de la population mondiale voient leurs « droits » défendus) ou commerciaux (les vingt membres permanents cumulent 90% du produit mondial brut et 85% du commerce planétaire). Pour faire bonne mesure, des sommets parallèles sur divers sujets (finances, emploi, agriculture, etc.) ont même été ajoutés à chaque grande rencontre. En apparence, l’idée de Nicolas Sarkozy et Gordon Brown a donc porté ses fruits, pour une meilleure « gouvernance » mondiale.

         Mais plusieurs problèmes de poids se posent tant dans le G8 que dans le G20. Car le premier constat étrange que l’on peut faire à ce sujet, c’est que le G8, pourtant médiatiquement présenté comme obsolète, existe toujours. Cela peut paraître totalement incompréhensible dans la mesure où le groupe des vingt, unanimement salué comme plus moderne et démocratique, reprend l’ensemble du groupe des huit, y ajoute dix pays émergents (Mexique, Brésil, Argentine, Afrique du Sud, Turquie, Arabie saoudite, Chine, Inde, Indonésie ainsi que la Russie, également comptée dans ce groupe) ainsi que deux autres pays industrialisés (Corée du Sud, Australie). Pourquoi maintenir alors les coûteuses réunions du G8, surtout dans un moment où les Occidentaux cherchent à réduire leur train de vie somptuaire, et pourquoi leur donner une telle importance politique et médiatique ? A l’image du président Valéry Giscard d’Estaing, qui se baignait dans une piscine aux côtés du président Gerald Ford en 1975, les Occidentaux aiment à se retrouver entre eux, à organiser des sommets séparés. Un peu comme si l’existence du G20 représentait au mieux une obole envers les nouvelles puissances (et les puissances de demain) mais qu’aucune d’entre elles n’avait une réelle légitimité à gouverner le monde. Le caractère démesuré du dernier sommet du G8 en France, réalisé en 2011, avait une saveur assez particulière. Dans une station balnéaire très chic – qui organise chaque année, et c’est intéressant, un festival du film américain – surtout connue pour ses plages bourgeoises, ses casinos et sa promenade auréolée du nom de mille célébrités du septième art, Nicolas Sarkozy s’empressait de faire valoir le statut de grande puissance de la France. Les vieux pays européens auraient-ils peur de ne plus faire le poids face aux États-Unis d’Amérique, à la Russie et aux pays émergents ? C’est le sentiment que donnent particulièrement la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne lors de ces dernières réunions. Un peu comme si l’on voulait maintenir jusqu’au bout la mainmise des Occidentaux sur la planète.

         Pourtant, à y regarder de plus près, le G20 n’affiche pas une légitimité supérieure. Si l’intégration de certains pays semblait s’imposer naturellement (Brésil, Inde, Chine, Mexique, Indonésie, essentiellement), l’on note rapidement des « bizarreries » aussi frappantes que la décision, en 1976, d’y ajouter le Canada. Ce dernier pays est certes vaste et riche en ressources naturelles, mais son poids démographique est très faible (un peu plus de 33 millions d’habitants) et il ne fait stricto sensu toujours pas partie des huit premières économies du monde (il n’est que onzième au classement des PIB nominaux et quatorzième si l’on tient compte du pouvoir d’achat). D’ailleurs, le G20, contrairement à ce que répètent souvent les médias (et à ce que croient donc massivement les citoyens du monde), n’est pas une réunion des vingt premières économies mondiales. En nous fondant sur le classement des pays par produit intérieur brut nominal pour l’année 2011, réalisé par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, l’on découvre ainsi que l’Arabie saoudite est vingt-et-unième ; l’Argentine, vingt-sixième ; l’Afrique du Sud, vingt-neuvième.
Le choix n’a pas non plus été effectué sur des critères démographiques, puisque plusieurs nations-membres ont moins de cinquante millions d’habitants : l’Argentine excède tout juste les 40 millions ; le Canada dépasse de peu les 30 millions ; l’Arabie ne décolle pas vraiment au-dessus de 20 millions, de même que l’Australie.

Difficile également d’établir des comparaisons sur le dynamisme économique. Cela exclurait d’emblée les vieilles nations occidentales, empêtrées dans une crise assez profonde et qui, dans tous les cas, auront bien du mal à retrouver des taux de croissance phénoménaux de façon durable.

Il ne faut pas non plus chercher du côté du poids géopolitique ou militaire, puisque certains pays qui composent le G20 sont des nains politiques (Japon, Allemagne) ou disposent d’armées très faibles qualitativement et/ou quantitativement (l’Amérique latine est particulièrement touchée par ce phénomène, mais l’on peut aussi penser à l’Afrique du Sud ou, dans une moindre mesure, au Japon).

         Mais alors, comment ont été choisis les pays qui sont venus se joindre d’abord au G5 initial, puis au G8 des années 90, afin de former le G20 ? Les critères de sélection à l’œuvre dans la constitution de cet obscur rassemblement remettent plus encore en cause sa légitimité. Il est intéressant de noter que l’immense majorité des pays présents dans le groupe des vingt est alliée, voire soumise, aux États-Unis d’Amérique. C’est particulièrement le cas des pays européens, plus encore de l’Allemagne et de l’Italie, qui ne disposent pas de l’arme atomique.

C’est évidemment le cas du Japon, dont la question a été réglée par Washington en 1945. Notons également que l’adhésion du Canada en 1976 ne répond qu’à une demande germano-américaine ; en d’autres termes, Ottawa n’a obtenu son billet d’entrée que par son appartenance à l’OTAN et sa soumission docile à l’oncle Sam, soumission renforcée par sa proximité avec la première puissance mondiale.

L’on pourrait aussi le dire de la Corée du Sud, qui devient peu à peu le disciple du Japon dans la tentative de domination totale de l’Asie orientale par les Etats-Unis. Ce n’est pas que Séoul ne représente pas une certaine forme de richesse, mais d’autres pays tout aussi peuplés et plus puissants (comme l’Espagne) auraient pu remplacer le pays du matin calme. A la frontière avec la Corée du Nord et aux portes de la Russie et de la Chine, la Corée du Sud est définitivement un puissant relai d’influence américain. Il en va de même pour le Mexique, nation dont la montée en puissance est rapide (il est par exemple le premier exportateur d’Amérique latine et son dynamisme commercial menace largement le Brésil) et dont la population est importante. Mais le pays des Aztèques est plus que jamais un allié indéfectible de Washington et une arrière-cour d’une grande importance géostratégique.

Cela concerne également l’Australie, qui bénéficie des mêmes atouts et souffre des mêmes faiblesses que son cousin canadien. Canberra et Ottawa se rejoignent sur un point: leur alliance presqu’ethnique à l’oncle Sam. L’Afrique du Sud, bien que métissée, est elle aussi une ancienne colonie britannique et n’a pas pour habitude de s’opposer frontalement à l’hégémonie nord-américaine.

Il est hilarant de noter que deux des trois pays à majorité musulmane présents dans ce groupe (Turquie et Arabie saoudite) soient plus que favorables à la position de Washington. Ils pratiquent par exemple des opération de subversion en quasi permanence contre les ennemis de l’OTAN dans la région (Syrie et Iran, essentiellement). D’ailleurs, l’argument qui consiste à défendre la présence saoudienne dans le G20 par sa manne pétrolière ne tient pas réellement. Dans ce cas, pourquoi ne pas faire entrer à sa place des pays dont les réserves d’or noir sont tout aussi considérables, voire plus, comme l’Iran ou le Venezuela ? Une réponse lancée au hasard : l’oncle Sam ne goûte guère la volonté d’indépendance de Mahmoud Ahmadinejad ou de Hugo Chávez.

Reste le cas des BRIC, de l’Argentine et de l’Indonésie. Pour cette dernière nation, il est difficile de se prononcer étant donné que Jakarta est une puissance régionale plus que mondiale. Son opposition à la tentative d’hégémonie australienne sur l’Australasie pourrait potentiellement en faire un opposant, bien que timide, à l’Occident.

L’Argentine, pour sa part, bénéficie du fait qu’il fallait un deuxième représentant de l’Amérique du Sud et que son économie, très dynamique, est portée par d’importantes richesses naturelles. La politique internationale de Cristina Fernández de Kirchner en fait dans tous les cas un opposant concret à l’OTAN.

Au sein des fameux BRIC (dont j’ai montré dans un précédent article de ce blog à quel point leur unité n’était que de façade), le Brésil et l’Inde, sans être soumis à Washington, ont une position internationale plus que floue. C’est d’autant plus vrai depuis l’accession au pouvoir de Dilma Rousseff, qui a rompu avec le seul intérêt de son prédécesseur : une politique étrangère intelligente. Dans ce groupe, seules la Russie et la Chine sont en fait des opposants quasi systématiques, d’un point de vue géopolitique à l’Occident. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Moscou et Pékin s’investissent davantage dans l’Organisation de Coopération de Shanghai, qui se veut le pendant oriental de l’OTAN.

Vous l’aurez compris : malgré le tour de passe-passe tenté par Nicolas Sarkozy et Gordon Brown, avec l’aval des États-Unis, le G20, comme le G8, est avant tout le club des Occidentaux. Et l’immense majorité de ceux qui ne sont pas occidentaux, au sens culturel ou géopolitique du terme, suivent la politique américaine quasiment trait pour trait. C’est une tentative pour l’oncle Sam de maintenir son hyperpuissance, sous couvert de soutien au monde multipolaire. Sa composition, qui la discrédite grandement, reflète également la marginalisation croissante des pays européens, y compris de ceux qui veulent encore, par coquetterie, jouer dans la cour des grands (France, Royaume-Uni).

Mais il y a un problème plus grave. Si l’Organisation des Nations unies maintient un système d’inégalité entre nations par le principe du Conseil de sécurité permanent, elle a pour mérite de traiter à peu près tous les pays du monde de façon équitable et respectueuse. Son utilité est discutable, mais son fonctionnement est assez louable.

Le G8, en revanche, est bien un organe de ce que l’on appelle « la gouvernance mondiale ». Gouvernance, ce mot barbare issu de l’anglais, dont le sens est clairement différent du terme très neutre de « gouvernement ». La gouvernance mondiale, c’est avant tout une dictature mondiale, imposée par les plus forts aux plus faibles. Quand bien même le G20 représenterait 90% du PIB mondial, de quel droit l’Europe occidentale, le Brésil ou la Chine pourraient-ils imposer leurs vues au Tadjikistan, au Paraguay ou au Bhoutan sous prétexte que ces trois derniers pays sont moins riches et moins peuplés ? Nos manuels d’histoire ont souvent la dent dure avec la Sainte Alliance, organisation du xixe siècle qui visait à maintenir une organisation politique et stratégique favorable aux grandes monarchies autoritaires européennes. Mais le G20 (tout comme le G8) part exactement du même principe, et c’est pourquoi il est avant tout composé d’Occidentaux ou de pays favorables aux Occidentaux.

Fort heureusement, l’efficacité réelle du G20 est plus que douteuse. Nul ne sait quelles sont les vraies grandes décisions qui ont été prises en 2012 à Los Cabos, par exemple, en dehors du renforcement du FMI et de quelques vœux pieux et incantations à la moralisation du capitalisme. Les pays qui le composent, s’ils sont majoritairement favorables à l’OTAN, n’ont pas les mêmes intérêts économiques ou sociaux et tirent tous la couverture à eux dans une cacophonie risible.

Plus que jamais, il fait bon, tant pour les pays occidentaux que pour leurs opposants, de ne pas figurer parmi les membres officiels du G20. Cette organisation, dont la légitimité, la composition et le principe même sont plus que critiquables, n’est sans doute qu’un instrument supplémentaire du capitalisme libéral planétaire.

Nicolas Klein


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