« Mon
amour,
Le
croiras-tu ? L’on vient de me dire que tu étais semblable à un mal de
tête, si complexe, si plein de tensions et de contradictions. Je pense que l’on
avait raison. Je te connais si bien et si mal en même temps. Dès que je pose le
pied sur ton sol, mon cœur bat la chamade et éprouve cette sensation angoissante
et lénifiante à la fois.
À l’ombre du Palais
d’Orient, j’appris grâce à toi que Madrid était la plus belle ville qui m’ait
jamais été donnée en spectacle. Mais à peine avais-je pu m’imprégner de
l’atmosphère si particulière de ce lieu, à mi-chemin entre la cathédrale et le
gratte-ciel, que tu m’appelais loin de là, vers de vastes contrées où la mer
épouse la terre en un ballet incessant. Eussé-je pu me douter que tu
t’évanouirais, que tu te déroberais une fois de plus à mes yeux et à mon
entendement par un jour de grand vent, entre Cadix et Tarifa ? Je te
cherchai alors vainement dans le port d’Algésiras, mais tu n’évoquais que le
départ vers l’Amérique lointaine où jadis tu rayonnas. Je fis halte près de la
Giralda et de la Tour de l’Or, mais tu ne te cachais point en ces lieux hantés
par la vaine richesse. Mon tour d’Andalousie fut vain : pas plus qu’à
Séville tu ne flânais près de la cathédrale de Jaén ou au palais de l’Alhambra.
J’eus pourtant mille fois l’intuition de ton parfum fruité et musqué à la fois
dans la mosquée-cathédrale de Cordoue, mais ce n’était que le sillage de ton
passage. À Valence, tous te connaissaient mais une jeune femme me fit une
confidence qui à jamais changea ma vie : il t’arrivait parfois d’errer
dans la Cité des Arts et des Sciences, mais tu ne pouvais que t’y mentir à
toi-même. Je n’eus plus de succès sous les murailles d’Ibiza ni même sur les
pimpantes Ramblas barcelonaises. Tu avais fui ce lieu depuis trop longtemps,
juste avant ton séjour dans la campagne de Lérida.
Le croiras-tu ? Je
pensai un instant que les gorges de l’Aragon constituaient ta demeure et, même
si l’on t’avait vu, tu en avais été chassé. Nulle trace de toi aux arènes de
Pampelune, même si l’on me dit alors que tu aimais y venir les jours de
corrida. Au Pays basque, je buttai contre les murs de l’université d’Oñate.
Pourquoi ne m’attendais-tu pas dans les défilés du fleuve Deva, quelque part
entre Santander et Oviedo ? Ne m’avais-tu pas dit que tu aimais ces lieux
verts et agréables où la fraîcheur du printemps rehaussait les couleurs du port
d’El Ferrol ? Paraît-il que l’un de tes amants y naquit un jour de
décembre : où est-il ? Un bref détour par Clavijo ne m’édifia guère.
J’étais tout à fait désespéré de te trouver lorsque tu m’envoyas ta dernière
lettre, celle à laquelle je tente aujourd’hui maladroitement de répondre.
Je compris alors que tu
ne pouvais être qu’en un seul endroit et en tous à la fois, perché sur une
montagne surplombant le fleuve Segura, soupirant près des moulins de Campo de
Criptana, te lamentant dans la campagne de Soria, rêvant au passé à jamais
perdu sur un banc devant la cathédrale de Coria ou redécouvrant avec mélancolie
la beauté du Teide à La Orotava. J’étais bien avancé, me diras-tu, entre tous
ces lieux ! Mais je n’avais pas à choisir, mon amour, car je savais où tu
te trouvais.
Tu te trouves là où, au
fond, tu t’es toujours trouvé. Pour t’y trouver, il suffisait d’y penser :
l’Espagne, ce n’est pas la métropole criante de modernité. L’Espagne, ce n’est
pas le paysage de Calella de la Costa ou de Benalmádena. Elle est là sans y
être ; tu t’y caches sans y vivre. J’ai compris que ton âme, partagée
entre trois mondes, trop africaine pour être européenne, trop américaine pour
être africaine, ne vit que dans un seul endroit. C’est là, devant mes
yeux : tu es le pays du désert. Le pays des étendues mortes, où seuls
quelques ermitages viennent briser la monotonie. Tu es le pays de l’immense
rien, de la pauvreté sans fin qui illumine le regard par sa profondeur et sa
dignité.
Là où tout a commencé,
là où tout finira. Tu m’as appelé dans la mort : je te rejoins. Puisse ce désert être notre catafalque.
Tendrement,
celui qui t’a toujours aimé. »
Nicolas
Klein