Voyage vers nulle part




C’est un peu comme ces voyages interminables, par une chaleur écrasante, sous un ciel pareil à un couvercle de plomb. L’indétrônable groupe britannique nous emmène toujours sur des sentiers raboteux ou des routes en plein milieu d’un désert d’Arizona ou d’Andalousie. À pied, sous un soleil inflexible, ou dans un cercueil de tôle et d’acier, à une vitesse folle, toutes fenêtres ouvertes, la musique défile dans un rythme implacable, tantôt angoissant, tantôt lénifiant. Les paroles, mélancoliques et planantes, font s’élever l’esprit en d’insondables méditations semblables aux volutes de la fumée de cigarette. Et que dire des vidéo-clips, dont le vieillissement est à peine perceptible et qui enchantent toujours par leurs trouvailles lascives ou insolites ?
         
 Depeche Mode, c’est un peu tout cela. Une bande de visionnaires qui a débarqué en pleine nouvelle vague musicale et s’est choisi un nom de magazine plus adapté à un salon de coiffure. Un groupe qui a choqué toutes les critiques en proposant un son sans un seul accord de guitare. Synthétiseurs, boîtes à rythmes et voix. Bien sûr, la formule a savamment évolué au fil du temps et les instruments plus classiques ont fini par entrer dans la danse. Mais jamais les Britanniques ne se sont reniés : leur âme est toujours là, avec un succès qui ne montre pas de signe de faiblesse.


Depeche Mode, pour moi, c’est trois chansons-phare, trois titres que tout le monde devrait avoir écouté au moins une fois dans sa vie. En tête figure bien entendu un standard devenu une référence pour bien des groupes postérieurs, le fameux tube Enjoy the silence. La cape et la couronne royales ont fait des émules, depuis, mais sans que jamais ces éléments ne puissent être aussi bien employés que par le groupe. Certains animateurs de seconde zone auront beau se moquer et répéter à tue-tête qu’il est comique qu’un groupe ait intitulé une chanson Profite du silence, il faut pénétrer pleinement dans cet univers pour comprendre que la mélodie de Depeche Mode et la voix de Dave Gahan sont aussi suaves que le silence.
          
Mais il faut aussitôt partir pour le Nord du Mexique ou le Sud des États-Unis d’Amérique. Un lupanar étrange où nul ne s’adonne à des ébats. Un cheval filmé d’une manière fort bizarre. De faux cow-boys qui montent et descendent les escaliers, entrent et sortent des chambres. Nous voici plongés dans un Personal Jesus devenu le plus gros tube de Depeche Mode. Et au fond, il le mérite : l’accord de guitare initial, les souffles évocateurs du pont musical et les paroles ambiguës et mystiques pourraient transporter n’importe quel mélomane. Il y a dans ce titre quelque chose de magique, d’indéfinissable, d’indicible. Il se caractérise donc avant tout par la négativité, par ce que l’on ne peut ni exprimer ni décrire. Mais n’est-ce pas l’essence même de Depeche Mode que la négativité ?

          
 En sautant d’une époque, l’on atteint le troisième titre-clef de la formation britannique. Une chanson nettement plus récente, passée plus inaperçue que ses deux devancières et qui mérite pourtant un détour attentif. Là où Personal Jesus consacrait le triomphe de ce soleil de justice (comme on dirait outre-Pyrénées), cette chanson marque, ne serait-ce que par son vidéo-clip, le triomphe de cette marche inexorable d’un véhicule fou, qui s’emballe et ne s’arrête plus. Son nom : Wrong. Tout un programme de négativité, une fois de plus, où le plus important sont les paroles lancinantes de Dave Gahan et surtout ce rythme oppressant. Reproduisant les battements du cœur, il semble devoir écraser ce dernier, le fondre dans une masse de sang versé. C’est la plus grande force de cette chanson qui aurait mérité d’être un tube – surtout au vu des scies que l’on nous passe à longueur de journée sur toutes les fréquences radiophoniques. Un titre à l’image de Depeche Mode : sombre et fascinant. Et parfait. Ou presque.
         
 Le temps ne semble pas avoir de prise sur la musique de ce groupe. Un peu comme si les sons qu’il propose étaient inaltérables, gravés dans un airain inoxydable. L’on peut à loisir écouter et réécouter les albums Black Celebration, Violator, Playing the angel ou Sounds of the universe en se disant qu’ils n’ont pas pris une ride, qu’aucun accord, qu’aucune note n’a vieilli d’un pouce. C’est que Depeche Mode évoque et ressasse sans discontinuer des thèmes qui, malgré les apparences, ne sont jamais liés à une seule époque. Les paroles déclamées par Dave Gahan sont consubstantielles à l’être humain, mais il y a plus. Cette musique, qui semble se répandre en une nappe d’eau qui déborde et inonde tout, flotte dans le temps plus qu’elle ne le subit. Un peu comme un poison huileux qui coule dans la gorge, une sorte de nectar dangereux dont nul n’est jamais rassasié. À nouveau la négativité, le vide. Pourtant, Depeche Mode vient combler un vide existentiel tout autant qu’il l’exprime. Une sorte de paradoxe qui sied à merveille au groupe.

Nicolas Klein



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