Que peut-on en penser ?



Finalement, il n’y aura pas eu de surprise. Le score est certes plus serré que ne laissaient le penser les premiers sondages, mais François Hollande est bel et bien devenu le septième président la Cinquième République. Nicolas Sarkozy aurait peut-être pu, avec quinze jours de plus, inverser la tendance, mais rien n’est moins sûr. Le grand débat du 2 mai, où il devait triompher à l’image d’une bête politique face à un candidat socialiste jugé « mou » et « inconsistant », n’a pas eu l’effet escompté. Les analyses et discours vont bon train depuis hier soir et continueront pendant des jours, des semaines voire des mois. Notons d’ores et déjà que, si l’on se veut démocrate (ce qui n’est pas mon cas, mais imaginons), l’on ne peut guère contester la victoire de François Hollande. Quel que soit son écart avec son concurrent, il a gagné. Et, après tout, Valéry Giscard d’Estaing est devenu président en 1974 avec une différence de voix bien moindre (450 000 environ contre plus d’un million en 2012), tandis que Georges Pompidou a été élu en 1969 avec une abstention record. De quoi casser par avance tous les éléments de langage de l’ancienne majorité présidentielle. Pour ma part, je l’ai déjà dit et je n’y reviendrai pas : c’était bonnet blanc ou blanc bonnet, la peste ou le choléra. La crise nous rattrapera violemment, mais il en aurait été de même si Nicolas Sarkozy avait réussi l’exploit de rempiler pour cinq ans. Dans une interview récente, le politologue Stéphane Rozès affirmait à juste titre que le débat s’était considérablement recentré depuis cinq à dix ans. En dehors des trotskystes, tous les candidats affichaient les mêmes valeurs (nation, république, rassemblement, etc.) et seuls certains (Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan) avaient quelques propositions de fond radicalement différentes. Ma question est donc la suivante : si rien (sauf quelques mesures marginales) ne permet de différencier ce qui a fait gagner François Hollande et ce qui a fait perdre Nicolas Sarkozy, que peut-on penser de ce second tour ? Je vais essayer de développer ma réflexion en deux points – que le lecteur me pardonne pour la longueur de cet article, ces analyses me paraissent nécessaires.

Si ce n’est pas le programme (ou le bilan) des deux candidats qui a primé, c’est que la différence s’est jouée sur autre chose. Alain Soral dirait, sans doute à raison, que ce sont les médias dominants et les marchés qui aiment la (fausse) alternance et ont mis notre nouveau président sur le devant de la scène. Mais il me semble qu’il n’y a pas que cela. Le plus faible écart de voix que prévu entre François Hollande et Nicolas Sarkozy montre que c’est non seulement le premier qui a gagné, mais que c’est surtout le second qui a perdu. Au fond, il a presque toujours perdu, au moins depuis son entrée (tardive) en campagne. Son bilan n’est pas bon mais, après tout, il n’est pas pire que celui que présentait Jacques Chirac en 2002, et il faut bien reconnaître qu’il affrontait une situation socio-économique et politique complexe. En réalité, c’est sur la forme de sa campagne que Nicolas Sarkozy a, je pense, tout perdu. Il avait déjà à réaliser un grand écart entre les électeurs centristes et les électeurs du Front national. Équation impossible, nous le savons maintenant, alors que 51% des frontistes s’étant exprimés au premier tour se sont reportés sur le candidat conservateur. Pourtant, le grand « virage à droite »  n’a pas autant effrayé qu’on a bien voulu le dire. Son principal problème, c’est qu’il n’était pas crédible, pas naturel : l’on y sentait trop la patte de Patrick Buisson, le président sortant lui-même semblait ne pas y croire. Et je pense qu’il y a eu pire dans cette campagne : la rhétorique de l’UMP et ces fameux « éléments de langage » ont beaucoup nui à la principale formation de droite. Menacée d’extinction totale (il ne lui reste que les élections législatives, j’y reviendrai), elle est devenue caricaturale à force de vouloir vendre son « capitaine dans la tempête », faisant croire que la France avait moins souffert que d’autres pays européens. Lorsque l’on sait que le chômage réel en France (c’est-à-dire le taux divulgué par le Pôle Emploi et le chômage « caché ») dépasse sans doute les 20% et l’on n’a rien à envier à l’Espagne ou à la Grèce en ce domaine.

Ces deux pays ont souvent été cités par le fameux « président courageux » et ses lieutenants de campagne, en mal bien entendu, tandis que l’Allemagne (où les Allemands vivent si mal) était parée de toutes les qualités. Henri Guaino avait beau jeu, hier soir, de critiquer le manque d’équilibre de ce bilan présidentiel où le gagnant (François Hollande) était exempt de défauts et où le perdant (Nicolas Sarkozy) les récoltait tous. Après tout, c’est ce que lui et toute la majorité présidentielle faisaient avec l’Europe du Sud et nos voisins germanophones. J’ignore si cette rhétorique de la peur (« Élisez Hollande et vous serez dans la situation de l’Espagne ! ») a fait pencher la balance en faveur du candidat socialiste. En tout cas, elle m’a interpelé et écœuré – et je n’ai pas été le seul. Pour une fois, le quotidien Libération a rédigé un excellent article à ce sujet, montrant que l’Espagne « en proie au chaos » était moins endettée que la France. Ajoutez-y ce fameux taux de chômage réel, dont je viens de vous parler, mais aussi la constante dégradation de la balance commerciale franco-espagnole en faveur de Madrid pour vous faire une idée du pays qui est dans la plus mauvaise posture. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet car j’en ai déjà expliqué toutes les implications dans l’article intitulé « Le retour des surhommes ». Pour autant, je veux tout de même le réaffirmer : pouvait-on décemment faire confiance à un homme si « courageux » qu’il tapait systématiquement sur les plus faibles et faisait preuve d’un discours plus que douteux (et très souvent mensonger) à leur égard ? Cela ne signifie en rien que François Hollande sera un admirateur moins béat du modèle allemand (condamné à court terme : ce n’est pas moi qui le dit, mais des économistes qui prévoient son implosion dès 2020) et de ce pays voué à la disparition démographique. Tout du moins se montre-t-il moins insultant et grossier dans ses déclarations. Nicolas Sarkozy, en tout cas, a été balayé au même titre que José Luis Rodríguez Zapatero, Silvio Berlusconi, Geórgios Papandréou ou José Sócrates, ces dirigeants qu’il louait ou critiquait selon la direction du vent… mais méprisait dans tous les cas. Ils n’étaient certes pas meilleurs que notre ancien président… mais pas pires non plus.

Le deuxième des éléments que j’aimerais développer dans cet article, c’est la géographie électorale de ce deuxième tour. Je vais sans doute en dire une ou deux banalités, mais il me semble que les conclusions que je tire de ces poncifs ne sont jamais explicitées (ou trop peu). Il suffit de prendre une carte de la France présidentielle de 2012 pour constater une chose simple : bien que ni François Hollande, ni Nicolas Sarkozy n’ait un projet novateur ou à la hauteur, ils ont récolté la victoire dans deux parties assez distinctes de l’hexagone. Pourquoi ? Parce que leur rhétorique a été la rhétorique habituelle de leur parti, l’espoir (vain) pour les socialistes, la peur (surfaite) pour les conservateurs. Il y aura toujours des exceptions (le Nord ou l’Isère en faveur du PS, la Manche ou la Vendée en faveur de l’UMP). Cependant, une ligne très claire divise aujourd’hui l’électorat français : la ligne Le Havre-Marseille. Les écoliers de la Cinquième République, héritiers de ceux de la Troisième, la connaissent bien. « Au Nord de cette ligne, la France peuplée, industrielle, dynamique et riche. Au Sud, la France peu peuplée, agricole, traditionaliste et plus modeste. » C’est ce qu’on nous apprenait encore jusque dans les années 1980, et c’est ce qui a longtemps expliqué le vote à gauche dans le Nord et le Nord-Est face au vote à droite dans l’Ouest et le Sud-Ouest. Néanmoins, la situation a commencé à s’inverser à partir des années 1970 et le phénomène s’est accéléré dans les années 1980. On le sait, c’est aujourd’hui l’inverse qui se produit : le Nord et l’Est se vident de leur population, de leurs activités (et pas seulement industrielles) et de leur substance vitale tandis que l’Ouest et le Sud-Ouest gagnent en richesse, en démographie et en poids national. Rien ne semble arrêter ce mouvement. Le Nord et l’Est sont devenus majoritairement les représentants de la France qui a peur, celle qui est tentée par les discours de Nicolas Sarkozy et de la droite. L’Ouest et le Sud-Ouest sont devenus majoritairement les représentants de la France qui y croit, qui se sent portée par le dynamisme et qui est plus sensible à la rhétorique d’espoir de François Hollande. Des exceptions, il y en a tant d’un côté (Strasbourg, Lyon, Grenoble, Nice) que de l’autre (la Normandie). Mais comparez un peu les régions les plus dynamiques (et celles qui ont la meilleure image populaire et médiatique) avec celles qui votent le plus pour le Parti socialiste : ce dernier vient d’enregistrer un plébiscite en Bretagne, en Aquitaine, dans le Midi-Pyrénées et dans le Languedoc-Roussillon. En revanche, l’UMP fait le « grand chelem » ou quasiment en Alsace, en Lorraine, en Champagne-Ardenne, en Franche-Comté et même en Provence-Alpes-Côte-D’azur. Et si vous mettez cette carte en perspective avec l’Europe, vous constaterez un fait simple : la prospérité semble, en France, globalement tourner le dos aux régions proches des pays fondateurs de l’Union européenne (Benelux, Allemagne et, dans une moindre mesure, Italie) pour se rapprocher singulièrement des « pièces rapportées » plus ou moins méprisées par Nicolas Sarkozy (Royaume-Uni et surtout Espagne). Cela ne tient, à mon avis, pas du tout du hasard.

Reste à conclure cet article un peu long (et je m’en excuse encore). Tournons-nous vers l’avenir et vers un constat effrayant pour l’UMP et la droite parlementaire en France. Si la majorité des électeurs font de nouveau confiance dans le Parti socialiste aux élections législatives, alors les amis de l’ancien président auront disparu de la surface politique hexagonale. Minoritaires dans les communes, les départements et les régions, chassés de l’Élysée, ils ne seront plus majoritaires que dans la représentation française au Parlement européen de Strasbourg – une bien maigre consolation. Et il y a un parti politique (le Front national) et une femme (Marine Le Pen) qui ont parfaitement compris le danger d’implosion et de mort qui menace l’Union pour un Mouvement populaire. Bien entendu, cette dernière peut l’emporter en juin prochain et s’assurer une nouvelle cohabitation. Pourtant, soyons clairs : c’est précisément pour éviter toute nouvelle situation de ce type que le mandat présidentiel a été porté par Jacques Chirac à cinq ans. En tombant juste avant les comices législatifs, l’élection présidentielle permet de donner presqu’assurément l’avantage à la formation du nouveau chef de l’État. A l’heure actuelle, il faudrait un séisme pour que l’UMP triomphe dans un mois. C’est possible, mais peu probable. Le Front national n’hésitera d’ailleurs pas à prendre sa part à l’éventuelle déroute des conservateurs en juin car il veut (à juste titre) devenir le premier parti de l’opposition et recomposer la droite en lambeaux autour de lui. Seul l’avenir nous dira s’il parviendra à réaliser cette aspiration. En attendant, l’avenir est bien sombre pour l’UMP et, indépendamment, pour la France.

Nicolas Klein

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