Les Français ont eu l’habitude, au cours de leur
histoire récente, d’être toujours désignés par leurs dirigeants politiques et
les médias dominants comme la cause de tous les problèmes de la France. Pas
assez travailleurs, trop chers, trop geignards, trop en grève, pas assez bons
en langues, etc. Les reproches ne manquent pas, surtout dans la bouche des
libéraux (comprenez : dans la bouche de 80% des hommes politiques).
Parallèlement à cet acharnement, que subissent d’autres peuples d’Europe et du
monde, ces mêmes responsables politiques et médiatiques ont toujours montré à
ces ignorants de Français quelle était la voie à suivre, quel était le modèle.
Ce modèle est d’ailleurs toujours pris dans d’autres pays, chez d’autres
peuples plus ou moins proches. Certaines admirations sont l’effet d’une mode
passagère : les dynamiques Britanniques, les flexibles Scandinaves, les
travailleurs Japonais, etc. D’autres sont bien plus durables et leur caractère
pérenne ne peut qu’interroger l’observateur critique. C’est le cas de ces
formidables Américains, qui nous sont visiblement supérieurs en tout, et de ces
extraordinaires Allemands. Ces derniers ont particulièrement la cote depuis
2008, après être sortis de leur torpeur des années 2000, avoir pratiqué un
masochisme social très poussé et avoir espéré pouvoir imposer aux autres ce
qu’ils s’étaient imposés à eux-mêmes.
N’en jetez plus : l’Allemagne est industrielle,
solide, fiable, avancée, travailleuse, dynamique. Que pouvons-nous, nous,
pauvres larves françaises ? Et, a
fortiori, que peuvent les lombrics d’Europe méditerranéenne, que l’on
décrit presque comme intrinsèquement inférieurs, ainsi que j’en ai parlé dans
un précédé article ? Car, indépendamment de ce constat qui est bien plus
qu’à nuancer, il est un discours général, tant dans le milieu politique que
médiatique, qui vante sans cesse les mérites de nos voisins d’outre-Rhin. Tout
cela pour mieux nous dire combien nous, Français et peuples latins, sommes des
nullités ambulantes. Il est quelque part logique que l’ensemble de la classe
politique et des grands médias tombent en pâmoison devant le libéralisme
allemand, qui d’un point de vue purement comptable porte (pour le moment) ses
fruits. Malgré tous les signes annonciateurs d’un déclin déjà bien amorcé,
l’Allemagne d’Angela Merkel (laquelle profite, soyons honnêtes, des réformes de
son prédécesseur à la chancellerie, Gerhard Schröder) est en effet une figure
triomphante de l’économie de marché totalement débridée. Un peu comme la
France, même si cette dernière est plus discrète en la matière.
Ce qui commence à être plus gênant et plus
incompréhensible, c’est que les Français dans leur large majorité pensent que,
malgré l’infériorité patente de leur pays, le couple franco-allemand survit.
Ah, ce mythique couple franco-allemand ! Il n’existe pas depuis soixante
ans qu’on pourrait croire qu’il a conditionné toute l’histoire de l’hexagone au
moins depuis Vercingétorix. On en fêtait d’ailleurs le cinquantième
anniversaire, dimanche, en la cathédrale de Reims. Aux informations télévisées
de France 2, un badaud enthousiaste à l’idée de serrer la main de la
chancelière et du président François Hollande, s’exprimait même avec
ferveur : « Le couple franco-allemand est capital : sans lui,
l’Europe n’existerait pas ! » Passons sur l’utilisation du mot
« Europe » à la place de l’expression « Union européenne »,
substitution courante. Il s’agit presque d’un lapsus, toutefois : sans
l’Allemagne et le couple franco-allemand, peut-être même que l’Europe physique,
les continents, les océans, la terre, les étoiles et l’univers n’existeraient
pas, qui sait ! Quelle drôle d’idée pour un pays d’origine latine comme la
France, qui a toujours eu son destin dans le bassin méditerranéen, de
s’enticher à ce point d’un voisin si différent. Il ne s’agit pas d’avoir
commerce uniquement avec des « cousins ». Mais cette hystérie
collective autour de l’Allemagne dépasse l’entendement et tous les bilans
critiques.
Dans un couple, si le mari ne cesse d’être présenté
comme supérieur à la femme, et si celui-là ne fait jamais rien pour mettre en
valeur son épouse, n’y a-t-il pas comme un parfum de divorce ou, à tout le
moins, de forte mésentente dans l’air ? Par ailleurs, puisque, selon les
zélateurs du « modèle » allemand, le couple franco-allemand mène l’Union
européenne depuis le début, pourquoi ne rend-il jamais de comptes concernant
l’échec patent de sa gestion ? Il est un peu trop simple de vouloir être
le président directeur général d’une entreprise, de s’arroger tous les
avantages liés à cette fonction et, dans le même temps, de ne jamais vouloir
présenter les raisons de la faillite auprès du conseil d’administration.
Mais il y a encore plus fort. Que les libéraux et
les médias à leur botte vénèrent Berlin, comme je l’ai dit, passe encore. Ils
voient l’Allemagne comme le fer-de-lance de l’Europe, le dernier bastion de
l’euro, celui qui, par sa rigueur et ses diktats, sauvera l’Union européenne de
la ruine. Mais ce qui est encore plus fort de café, c’est que l’Allemagne plaît
aussi à une bonne partie des anti-libéraux et des europhobes, ceux qui pensent
(à juste titre) que l’euro n’est viable ni à court, ni à long terme. Bien
étrange, lorsque l’on sait que l’Allemagne est le premier bénéficiaire, et de
loin, de la monnaie commune. Que le peuple allemand conçoive un véritable
agacement et une peur face aux demandes d’aide financière venues de toutes
parts, c’est logique. Mais les élites allemandes, elles, savent très bien que
les avantages que leur pays retire de l’euro sont bien supérieurs aux inconvénients
qu’il ne lui pose. Lorsque je critique l’Allemagne, ce sont bien ses dirigeants
que j’attaque, même si la mentalité de son peuple est conditionnée par leurs
déclarations. En revanche, des critiques envers les dirigeants allemands, vous
en trouverez bien peu même chez ceux qui souhaitent la mort de l’euro (et
éventuellement de l’Union européenne). Ils vont vous dire que, secrètement,
l’Allemagne espère elle aussi la fin de cet outil (mais pourquoi donc ?).
Ils vont même s’emparer de déclarations en provenance de la Cour
constitutionnelle de Karlsruhe ou d’une quelconque réunion publique entre la
chancelière et les autorités économiques du pays. Il est vrai que tant la
première que les secondes ont donné l’occasion au cabinet Merkel, au moins à
dix reprises, de claquer définitivement la porte de l’euro. L’Allemagne est le
pays dont la parole politique a aujourd’hui le plus de poids en Union
européenne. Angela Merkel pourrait très bien tirer les conclusions du
ras-le-bol des Allemands et donner le coup de grâce à l’euro. Mais pourquoi ne
le fait-elle jamais, alors que de nombreuses instances nationales ou
internationales (comme les agences de notation ou les fonds de pension) lui en
donnent largement le prétexte ? De deux choses l’une : soit Angela
Merkel désire la fin de l’euro mais sa lâcheté l’emporte finalement ; soit
elle ne la désire pas (ce qui me paraît le plus probable) mais elle ne cesse
d’en entretenir l’illusion pour mieux imposer ses critères au reste de
l’organisation. Dans tous les cas, je ne vois RIEN qui ne soit admirable.
Pourtant, je le répète : rares sont les europhobes qui la critiquent – et
ils tombent presque tous dans le panneau de ses déclarations insidieuses.
Dernièrement, seule la Finlande a eu le courage, par la voix de ses dirigeants,
d’exprimer clairement l’avis général de son peuple. Mais pas comme Angela
Merkel : avec des menaces très claires, pas de sous-entendus ni de petits
doubles sens. Au fond, sans vouloir idolâtrer nos amis d’Helsinki, c’est bien
plus louable que les circonvolutions allemandes.
Mais Angela Merkel et les élites de son pays sont
très habiles. Et si la responsabilité de cette crise n’échoit pas seulement à
l’Allemagne, il convient de rappeler que les dirigeants allemands font
tout pour entretenir l’ambiguïté. Mieux encore : leur rhétorique
confine au génial parce qu’ils savent, selon le moment, les événements et les
interlocuteurs, dire à chacun ce qu’il veut entendre. Aux libéraux
pro-européens, que l’euro est un compromis non négociable mais qu’il faudra tous
imiter sagement les Allemands. Aux europhobes, que l’Allemagne est dans un état
de lassitude avancée et qu’elle ne consentira pas à défendre le système plus de
temps. Il faut y ajouter un dernier facteur, encore moins visible : le
poids des États-Unis d’Amérique. De la même façon que
l’oncle Sam a tout fait pour créer l’Union européenne, organisme autobloquant
qui lui permet de contrôler le continent européen, il cherche à tout prix à
maintenir en place l’euro. D’une part, cela affaiblit considérablement d’éventuels
rivaux européens. D’autre part, cela lui permet de détourner l’attention sur la
Grèce ou l’Espagne au moment même où il fait faillite. Et nul doute que Barack
Obama donne régulièrement des ordres en ce sens à Angela Merkel, qui les suit
d’autant plus servilement que les résultats l’en arrangent – pour le moment.
Nul doute, également, que Washington voit d’un bon œil l’hystérie collective
pro-allemande en Europe et en France – pour l’instant.
Nicolas Klein