À la croisée des mondes




La ville d’Albarracín, méconnue du flot de touristes qui débarque chaque année sur les plages ou dans les grandes métropoles espagnoles, pourrait presqu’être une carte postale parfaite pour le pays. Encerclée par les Monts Universels et le fleuve Guadalaviar, cette bourgade d’à peine plus de mille habitants offre au spectateur une vue imprenable sur ses clochers aux couleurs chamarrées. Intrigantes et superbes, ces tours ont été construites dans le plus pur style mudéjar, qui consistait à adapter durant l’époque moderne les techniques de construction musulmanes aux édifices chrétiens. De nombreuses autres villes aragonaises présentent ce visage étonnant, comme Teruel et sa Tour Saint-Martin ou sa Cathédrale Sainte-Marie. Le phénomène n’est pas limité à cette communauté autonome : partout, même en Catalogne ou Pays basque, la trace architecturale musulmane est visible. Les visiteurs du château de Tárrega, dans la province de Lérida, pourraient en témoigner.

Alcazars convertis en châteaux, mosquées transformées en cathédrales, minarets devenus clochers, tant de témoignages d’un passé brillant et conflictuel qui enchantent les visiteurs d’Andalousie, des deux Castilles ou d’Estrémadure, mais aussi de la Communauté valencienne, des Baléares, etc. Et les musulmans, durant les huit siècles d’occupation de la péninsule ibérique (711-1492), ont laissé bien d’autres traces de leur passage, léguant ainsi aux chrétiens leurs techniques architecturales, leur art de l’irrigation (l’ancêtre des fameuses « huertas »), une part de leur littérature (comme la « jarcha ») mais aussi une bonne part de leur langue. Le nombre de mots de vocabulaire inscrits dans le lexique plus ou moins courant en castillan – depuis « alcachofa » (artichaut) jusqu’à « alcoba » (chambre) en passant par « hasta » (jusque), « ojalá » (pourvu que, déformation directe de « inch’Allah ») ou « olé » (déformation directe de « Allah ») – est assez impressionnant. L’abondance de toponymes d’origine arabe ne l’est pas moins : Madrid (« la source d’eau »), Albacete (« la plaine »), Guadalajara (« la vallée de pierres »), Medina Sidonia, Medina del Campo, etc. De très bons sociologues et anthropologues, à l’instar de Juana Ruiz Ágora, ont aussi souligné que, malgré le processus de mondialisation et de nivellement des sociétés dans le monde entier, d’importantes traces du comportement et de la perception du monde chez les Espagnols sont héritées de la période musulmane.

L’Espagne, sans doute plus que l’immense majorité des pays européens mais à l’image du Portugal ou de la Grèce, est un pays à la croisée des mondes, à la limite de l’Europe et de l’Afrique du Nord, sans appartenir vraiment ni à l’un, ni à l’autre de ces continents. Sa culture et sa religion sont certes majoritairement européennes ; pourtant, les marques du monde arabo-musulman y sont si profondes qu’elles modifient profondément l’identité du pays. De la même façon, le pays est durablement marqué par son expérience américaine, qui a duré plus de quatre siècles (1492-1898) et a autant influencé le Nouveau-Monde que le Vieux-Monde. Le nombre de mots d’origine indigène en espagnol est ainsi très élevé, mais c’est aussi le paysage, l’histoire et l’administration du pays qui sont empreints des grandes découvertes. Quiconque a déjà visité les Archives Générales des Indes de Séville ou les « lugares colombinos » du pays (monastères et bâtiments par lesquels est passé Christophe Colomb) ne peut en être que convaincu. D’ailleurs, la diplomatie et les décisions culturelles et linguistiques pratiquées depuis Madrid sont souvent tournées en priorité vers l’Amérique latine.

Ainsi, à cheval sur trois mondes, à la croisée de trois continents, tendue dans trois directions différentes, l’Espagne jouit et souffre tout à la fois d’une identité riche et complexe qui arrive aujourd’hui à un point critique. L’adhésion à l’Union européenne, formalisée le 1er janvier 1986, a en effet constitué un choix décisif pour le pays. La nation espagnole a tourné le dos à des siècles d’histoire, a rejeté la « voie ibérique » qui consistait à assumer la tricontinentalité du pays (Europe méditerranéenne, Afrique du Nord, Amérique latine) pour fixer ses regards vers Bruxelles et Paris. La crise que vit actuellement le pays, et qui accentue un fort désenchantement vis-à-vis de l’Europe apparu dans les années 1990, n’est par conséquent pas qu’économique, financière ou sociale : elle est aussi identitaire et culturelle. En reniant ainsi l’ensemble de son passé et de son idiosyncrasie propre (beaucoup diront de son métissage, car les siècles d’occupation romaine, wisigothique, musulmane et chrétienne ont créé une identité ethnique particulière), l’Espagne a sans doute commis la plus grande erreur de toute son histoire. L’Union européenne a-t-elle conscience que son échec actuel vient en partie de l’intégration de pays qui, comme l’Espagne, ne sont pas exactement ou pas seulement européens ? Sans doute, mais l’on connaît son cynisme légendaire. L’Espagne a-t-elle conscience de la spécificité de son identité et de la crise qu’elle traverse ainsi depuis bien avant 2008 ? En partie seulement. Mais il n’est pas trop tard, ni pour elle, ni pour d’autres nations comme le Portugal ou la Grèce. Le réveil national sera une nécessité et est peut-être plus proche que nous ne le croyons…

Nicolas Klein


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