Karl
Marx disait dans ses Manuscrits de 1844
que, chez l’être humain, la quantité devient qualité. En matière démographique,
c’est un fait acquis pour la plupart des économistes, géopoliticiens ou même
citoyens lambda : plus un pays est peuplé, plus il a de chances de devenir
globalement riche et puissant. Si ce n’est pas encore le cas, sa croissance en
fait un pays émergent promis à un bel avenir. Certes, il existe des exceptions
à la règle : le Nigeria ou le Bangladesh ont beau être très peuplés (avec
respectivement 162 millions et 158 millions d’habitants), ils font face à une
situation très délicate économiquement parlant tandis que l’Argentine, avec
« à peine » 40 millions d’âmes, est déjà un pays important dans la
mondialisation. Pourtant, il suffit de comparer la liste des trois pays les
plus peuplés du monde (Chine, Inde et États-Unis d’Amérique dans l’ordre
décroissant) avec la liste des dix pays les plus riches du monde pour
comprendre la corrélation entre les deux facteurs. Dans un pays industrialisé
ou en phase d’industrialisation rapide, la population est un facteur de
puissance non négligeable.
C’est
pourquoi beaucoup évoquent aujourd’hui la démographie comme l’un des éléments
permettant d’expliquer le lent déclin de l’Europe : plus petit continent
en termes de superficie, elle est aussi le moins peuplé si l’on excepte
l’Océanie. Pire encore : sous les effets du malthusianisme capitaliste, la
population européenne est appelée à stagner puis à décroître à partir des
années 2040-2050, c’est-à-dire demain. Si l’on ajoute à ce problème
démographique la crise économique et financière qui secoue actuellement le
continent, l’on obtient un cocktail au fort parfum de décadence. Pourtant, les
élites et les médias du Vieux Continent parlent encore peu de ce problème
démographique, ou uniquement dans certains contextes. Ce qui semble les gêner
le plus, au fond, c’est ce que ce déclin démographique est très inégalement
réparti sur le territoire continental et remet en cause dès aujourd’hui
l’équilibre des forces au sein de l’Union européenne et à l’extérieur de cette
organisation.
Il
est d’abord le cas de la Fédération de Russie, pays le plus peuplé d’Europe
avec un peu plus de 140 millions d’habitants, qui souffre d’un fort déficit de
natalité mais surtout d’une mortalité inquiétante. Les causes en sont multiples
(avortement, mauvaise hygiène de vie, alcoolisme, services de santé peu
performants, émigration, etc.). D’après la plupart des projections sérieuses et
objectives, le pays devrait perdre environ 20 millions d’habitants d’ici à
quarante ans, soit 14% de sa population totale. Certes, la Russie restera la
plus importante nation du continent, et d’assez loin, mais son importance dans
le fameux groupe des BRICS (dont j’ai déjà énuméré les limites sur ce blog)
risque de s’en ressentir. Quoi qu’il en soit, elle est promise à un avenir
similaire sur le plan des chiffres à celui du Japon (peuplé de 127 millions
d’habitants mais appelé à voir ce nombre se réduire dans des proportions semblables).
Cependant, son sort sera plus enviable que celui de ses voisins d’Europe
centrale et orientale. La situation est même dramatique dans certains pays
comme la Roumanie ou la Bulgarie, menacés de se vider de leur substance, même
si la Pologne, la Hongrie ou la République tchèque connaissent des problèmes du
même ordre.
Toutefois,
le tableau le plus intéressant est sans doute celui offert par ce que l’on
appelait jadis « l’Europe des quinze ». Certains pays y affichent une
croissance démographique très modeste au regard de bien d’autres nations du
monde, comme la Suède, le Danemark, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Belgique,
etc. D’autres semblent plus vigoureux, pour des raisons qui tiennent tantôt au
caractère assez traditionnel de leur société (c’est le cas de l’Irlande),
tantôt au poids de la natalité des immigrés (c’est le cas du Royaume-Uni et de
la France). Ces forts contrastes en matière démographique vont appeler une
grande redistribution du jeu de cartes européen dans les trente à quarante
années à venir, notamment parce que certaines nations d’Europe occidentale sont
promises à un déclin sans précédents.
L’on évoque souvent le
cas de l’Italie, dont la population atteint aujourd’hui 61 millions d’habitants
mais dont le taux de natalité est l’un des plus faibles au monde. Il est
certain que sa croissance démographique va en pâtir, mais les projections de
l’ONU offrent un spectacle moins alarmant que pour d’autres pays :
stagnation et légère chute d’ici à 2050. Le cas de l’Allemagne, pays le plus peuplé
et le plus riche du continent, est sans doute plus inquiétant et édifiant.
Le vieillissement de la
population est un trait partagé par l’immense majorité des pays occidentaux
(États-Unis en moins) et ne devrait donc pas davantage inquiéter outre-Rhin
qu’ailleurs, malgré les proportions qu’il va prendre. Néanmoins, à cet élément
s’ajoute un véritable écroulement démographique déjà mis en lumière par l’ONU
mais dont, étrangement, les germanolâtres français et européens ne parlent
presque pas. D’ici à 2050, un Allemand sur quatre aura disparu, comme j’en
parlais déjà dans un autre article de ce blog ; la population du pays se
réduira donc de 25% (ou d’un quart si la fraction est plus parlante), passant
d’un peu plus de 80 millions à 65 millions d’âmes. Dans le même temps, les
Français et les Britanniques seront devenus incontestablement plus nombreux,
volant donc aux Allemands de façon mécanique la place de première puissance sur
le continent, si la Russie ne s’en est pas déjà chargée. Cette perte de puissance
ne viendra pas que du vieillissement de la population et de la chute
démographique mais aussi de facteurs indirects : poids des retraites,
diminution de la population active et donc de l’innovation, plus faible poids
de l’armée, etc. Même en tenant compte de l’augmentation de la productivité, le
compte n’y sera pas.
Un
premier enseignement est à tirer de cette réorganisation géopolitique et
économique du continent : le choix de confier les clefs de l’Union
européenne à l’Allemagne est sans nul doute fort mauvais. C’est en tout cas une
décision qui ne prend en compte que le très court terme. Le deuxième
enseignement est tout aussi captivant : pour faire face à ce qui est
d’ores et déjà une pénurie de main d’œuvre, qualifiée ou non, Berlin a ouvert
les vannes de l’immigration. Des milliers de Turcs, Bosniens, Roumains,
Hongrois, Polonais, Tchèques ou Albanais viennent ainsi grossir le rang déjà
important des immigrés en Allemagne, largement sous-estimé par les statistiques
officielles. La France ne sait que trop bien depuis plusieurs décennies, et
plus encore depuis les émeutes de 2002, qu’intégrer autant de populations
marginalisées par leur langue, leur culture, leur religion et leur faible
salaire est un défi considérable que personne n’a pu relever (pas même le
Royaume-Uni). Les problèmes commencent déjà pour l’Allemagne, même si le plus
dur est à venir. Plus inquiétant encore : malgré une telle ouverture de
l’immigration, l’Allemagne perd des habitants depuis le début des années 2000,
ce qui en dit long sur l’effondrement des natalités dont elle souffre, souvent
en silence. Un troisième constat est intéressant : contrairement à ce que
l’on peut lire dans la presse dominante ou dans des revues comme Courrier international, la majeure
partie des immigrés qui entrent sur le territoire allemand ne sont pas des
Européens du Sud, malmenés par la crise et le chômage.
Il
est très amusant de voir ainsi Le Monde, Le Figaro ou Le Nouvel observateur tabler sur un déclin démographique de
l’Europe méditerranéenne sans jamais parler de l’effondrement outre-Rhin. C’est
d’autant plus comique qu’en dehors du cas très particulier de la Grèce, à
suivre de près, les récentes vagues d’immigration en provenance d’Italie,
d’Espagne ou du Portugal ne menacent pas autant leur pérennité démographique
qu’en Allemagne, notamment parce que ces départs concernent aussi un surplus
d’immigration au pays de Cervantès ou de Dante. Ensuite parce que les
projections officielles les plus récentes de l’ONU continuent de faire état
d’une augmentation démographique (certes aussi modérée que dans le reste des
pays occidentaux), malgré les récents mouvements d’émigration. L’Espagne
devrait ainsi atteindre 50 millions d’habitants autour de 2040, contre 47
millions aujourd’hui. Au demeurant, l’immense majorité des Portugais ou des
Espagnols qui désirent partir pour des contrées plus favorables économiquement
choisissent le plus souvent leur ancien Empire colonial (Brésil, Mexique,
Argentine, Venezuela, Angola, etc.) ou même les États-Unis. Parmi les
continents pour lesquels ils optent, l’Europe n’arrivent donc qu’en seconde
position, assez logiquement puisque ses perspectives d’emploi et
d’enrichissement sont aujourd’hui bien moindres. Et même si l’on ne se
concentre que sur l’Union européenne, la France et le Royaume-Uni accueillent
bien plus d’émigrés en provenance d’Europe du Sud que l’Allemagne. Cette
dernière, comme en parlait récemment un intéressant article du site MyEurope,
peine à attirer de jeunes qualifiés en provenance d’Italie, d’Espagne ou du
Portugal étant donné son déficit d’image et l’obligation d’apprendre
l’allemand, langue largement minoritaire dans un monde globalisé, pour y
travailler.
Un
dernier enseignement est à tirer de cette situation particulièrement édifiante
en Europe occidentale. Ce n’est pas la crise économique qui tue un pays, même
si elle peut l’affaiblir sur une décennie ou deux : les phases de
croissance et de crise connaissent des alternances que connaissent déjà bien
les pays d’Europe méditerranéenne. C’est en revanche la disparition, même
partielle, de la population d’un pays qui finit par tuer ledit pays, ce qui est
encore plus vrai lorsque cette nation cherche à combler son déficit de natalité
avec des immigrés qu’elle ne parviendra pas à assimiler. La projection
internationale d’un pays peut être amenuisée par des difficultés économiques,
mais cette situation est provisoire, là où elle est durable, voire définitive,
lorsque c’est la démographie qui pose problème. Le cas de l’Allemagne est très
parlant : à l’image de sa voisine germanophone, l’Autriche, elle a depuis
plusieurs décennies bien des difficultés à rendre sa culture et son idiome
séduisants. « La langue accompagne toujours l’Empire » disait le
grammairien espagnol Antonio de Nebrija dans le prologue à sa grammaire de
1492 : les implications culturelles, économiques, sociales, de prestige,
etc. qui entourent la langue sont évidentes. En cela, Espagnols, Portugais,
Français et Britanniques n’ont pas à s’inquiéter : leurs anciennes
colonies jouent pour eux dans diverses proportions. En revanche, voilà de quoi
remettre en cause la vision actuelle de l’Europe et de l’Allemagne.
Nicolas Klein