À toute chose, malheur est bon. La
crise qui secoue l’Europe et la zone euro depuis maintenant près de quatre ans a
en effet au moins un mérite : les masques tombent. Pour qui veut bien être
honnête et voir les réalités telles qu’elles sont, il apparaît aujourd’hui
comme une évidence que la grande « solidarité » des « peuples-frères » de l’Union européenne est un leurre. Mais le lent
délabrement de la monnaie unique a des conséquences plus lourdes que prévu.
Mais qu’est-ce qui pourrait être plus grave qu’un tel chaos économique ? La
réponse est simple : l’idéologie dominante des médias, de la politique ou de
certains milieux sociaux. Mais remontons un peu dans le temps.
Il y a quelques mois à peine, une polémique apparemment sans
intérêt surprenait la France en pleine préparation de la campagne
présidentielle. Arnaud Montebourg estimait alors que la gestion de l’Allemagne
et de l’Union européenne par la chancelière Angela Merkel était
« bismarckienne ». Le message était limpide et ce n’était
évidemment pas l’Otto von Bismarck de l’État-providence qui était cité. Dans
une France qui a eu à souffrir de la politique impériale prussienne au XIXe
siècle, l’allusion faisait l’effet d’une bombe. Aussitôt, tout le parti de la
majorité présidentielle (Nicolas Sarkozy et François Fillon en tête) hurlait à
la « germanophobie », à la manière d’un attroupement de pucelles,
évoquant même les « relents nauséabonds » d’une « rhétorique
d’un autre temps ». Débat stérile et passager ? En partie seulement.
En effet, l’UMP et, avec elle, une partie de l’électorat
français, se trouve aujourd’hui dans une crise aiguë de germanolâtrie. Tout comme
le Royaume-Uni et l’Espagne lors de la campagne de 2007, notre bien-aimé
président présente depuis plusieurs mois l’Allemagne comme un modèle absolu et
indépassable, dont la résistance à la crise laisse en effet songeur. Inutile de
démonter ici point par point ce modèle. Nombreux sont les intervenants de tous
bords, souvent fins connaisseurs de l’économie, qui montrent à quel point il est
dû à des avantages quasi déloyaux (configuration actuelle de l’euro) ou à une
destruction du tissu social du pays (précarité du travail, faiblesse de la
consommation intérieure, écroulement démographique, difficultés du quotidien,
etc.) Mais au fond, même si l’Allemagne était réellement un
« modèle » (et d’où vient cette manie de plaquer un
« modèle » unique partout ?), ces réactions de bon ton contre la
germanophobie supposée d’Arnaud Montebourg sont ridicules et révélatrices.
Ridicules, d’une part, car le ténor socialiste n’a jamais
généralisé concernant le peuple allemand mais a dénoncé la politique d’une
femme ou, à tout le plus, d’une administration. Où est donc la xénophobie dans
tout cela ? Révélatrices, d’autre part, car ce qui est en cause, c’est la
pensée unique. Pour une fois, un membre du Parti socialiste a osé critiquer la politique allemande, dans une
audace visiblement démesurée pour le parti majoritaire, évoquer la politique en
des termes peu louangeurs. Sont antisémites pour les pro-sionistes tous ceux
qui critiquent la politique d’Israël.
Sont germanophobes aux yeux de la droite française tous ceux qui critiquent la politique ou l’économie de l’Allemagne. Vénérer notre voisin d’outre-Rhin serait
donc devenu une condition sine qua non
pour exprimer des idées dans l’hexagone ?
Mais il y a plus fort. Et plus
inquiétant. Dans le même temps, la situation de la Grèce est devenue une sorte
de nouveau point Godwin de la politique. La France n’est pas la seule touchée
par l’épidémie, mais le discours prend un tour particulier dans la bouche de
Nicolas Sarkozy et de ses disciples. Pour dire que la France va bien (ou en
tout cas pas si mal), il s’agit sans cesse de la comparer à la Grèce (ou même,
quand l’occasion se présente, à l’Italie, à l’Espagne, au Portugal…) pour rassurer
nos braves concitoyens. Un peu comme si on voulait vanter l’état médiocre de
notre système scolaire en le comparant avec celui du Malawi (que les Malawites
me pardonnent). Il faut évidemment une énorme dose de lâcheté intellectuelle et
une grosse poignée de culot pour penser qu’une telle argumentation va passer.
Mais elle passe, car elle est habilement relayée par les médias de masse. Ces
mêmes médias de masse, toujours plus que complaisants avec le « modèle » allemand, pas à un mensonge ou une contre-vérité près,
donnent une image de la Grèce plus que douteuse. J’ai bien dit une image de la Grèce, pas de l’économie ou de la politique
de la Grèce, mais bien de la Grèce en tant que nation et des Grecs en tant que
peuple. Ajoutez à la couardise politique de l’UMP et au panurgisme des grands
médias un discours ambiant délétère et vous obtenez cette fois-ci une véritable
atmosphère raciste. Mais en quoi peut-il être xénophobe, ce discours ? En
ce qu’il met tous les Grecs dans le même sac et affirme péremptoirement qu’ils
ont affreusement péché : par fainéantise, par corruption, par mensonge,
par tricherie et qu’il faut maintenant les punir.
Le cliché s’étend ensuite à tous les
pays d’Europe méditerranéenne (n’est-ce pas connu qu’au soleil, on travaille
moins ?), contre toutes les statistiques européennes officielles
d’ailleurs. Il ne s’agit pas de dédouaner le gouvernement grec de ses
responsabilités ni de dire que la Grèce est un État frôlant la perfection. Il
s’agit plutôt de relativiser, de nuancer (acte quasi surhumain pour beaucoup,
certes) et de dépasser les analyses de comptoir. Le premier pas, facilement réalisable
pour qui se donne la peine de se renseigner sérieusement, est de comprendre que
les Grecs, Italiens, Espagnols ou Portugais sont loin d’être les uniques « coupables »
de la crise. Mais même si leur responsabilité étaient aussi lourde qu’on le
dit ? Généraliser à leur sujet pour les insulter et en faire des êtres naturellement et intrinsèquement incapables de travail, de rigueur, de sérieux, de
sacrifice pour le bien commun, voilà le vrai racisme ! Je le répète :
le discours général n’est plus à dire que Madrid ou Rome ne sont pas des
modèles (ce qui serait intellectuellement acceptable) mais bien à disqualifier
systématiquement nos « amis » du Sud pour ce qu’ils sont. Et à
l’hellénophobie ambiante s’ajoute la punition infligée à Athènes ou Lisbonne, car
nous ne donnons aucune somme d’argent mais prêtons à des taux usuraires (et en
échange d’une rigueur intenable qu’aucun Français n’accepterait).
Le capitalisme européen, qui
exhibait fièrement son antiracisme mielleux et sa solidarité à trois francs six
sous, est peut-être le réinventeur du mythe du sous-homme et du surhomme. On me
pardonnera ce point Godwin : il ne fait que répondre à un autre. Car il
faut avouer qu’il est plus que choquant de disqualifier les Grecs pour ce
qu’ils sont naturellement et intrinsèquement (et bien sûr de toute éternité : comment cela
pourrait-il changer ?). Et il est également douteux de faire des Allemands
en général des êtres naturellement et
intrinsèquement supérieurs, plus
travailleurs, plus disciplinés, plus efficaces… ou même plus propres. C’est en
effet un peu le sens de la crise « concombres espagnols », dont le
dénouement est absolument édifiant : non seulement le problème venait
d’Allemagne, mais cette dernière a également refusé de dédommager les
agriculteurs qu’elle avait injustement et hâtivement accusé. Au fond, dans
l’esprit politique allemand (et nord-européen), les fameux légumes incriminés
ne pouvaient venir que d’une Andalousie qui nourrit une énorme partie de
l’Europe… mais a le malheur de ne pas figurer au rang des glorieux Länder
germaniques, si hygiéniques et responsables.
Où sont ceux qui crient à la
germanophobie à tort et à travers lorsque qu’une xénophobie plus pernicieuse
s’exerce contre la Grèce ou les pays
méditerranéens ? Leur silence est tonitruant. Et éloquent : c’est
indéniablement le signe du retour des surhommes.
Nicolas
Klein