La crise de la zone
euro ne cesse de faire des ravages et de s’aggraver. Les
« solutions » trouvées par les bureaucrates bruxellois et le
formidable « couple » franco-allemand, faites de bric et de broc,
échouent lamentablement les unes après les autres. La « cure
d’austérité » imposée à la Grèce s’apparente de plus en plus à une
punition. Les médias nous le répètent suffisamment en alignant bien des
mensonges et contre-vérités : cette crise est particulièrement virulente
dans les pays d’Europe méditerranéenne (Grèce, Portugal, Espagne, Italie). En
dehors de l’Irlande, tous les pays sous « assistance respiratoire »
sont issus de cette zone géographique.
L’objectif n’est pas
ici de discuter des causes et conséquences de cette crise économique et
financière, beaucoup plus complexes que ne veulent le croire les Européens du
Nord, persuadés de leur supériorité intrinsèque. Il s’agit davantage de
s’interroger sur un élément dont l’ampleur risque vite de dépasser toutes les
autorités continentales : les conséquences, à moyen et long terme, de
l’affaiblissement (provisoire) de l’Europe méditerranéenne en matière
politique, diplomatique et géostratégique.
L’Europe de l’Ouest,
qui regroupe la majeure partie des citoyens de l’Union européenne, est une zone
de calme relatif. Nul ne peut sincèrement imaginer aujourd’hui, par exemple, un
affrontement entre la France et l’Allemagne – et, à ce titre, l’on se demande
qui croit encore vraiment à la fable de la « réconciliation
franco-allemande » comme moteur et facteur de stabilité de l’Union… Les
Balkans du Nord (Slovénie, Croatie, Serbie…) sont sur la pente d’une
stabilisation, tout du moins apparente, même si ceux du Sud (Macédoine,
Albanie) restent problématiques. Les principaux défis de l’Union européenne se
trouvent désormais à ses frontières, à ses « marches » : les
relations avec la Russie (et, par conséquent, avec la Biélorussie et
l’Ukraine), le voisinage méditerranéen, les rapports avec la Turquie et le
Moyen-Orient. Malgré leur profonde incompétence, une partie des dirigeants
européens a fini par le comprendre dans le cadre du processus de Barcelone,
avec la création de l’Union pour la Méditerranée. Mais cette organisation,
aujourd’hui au point mort, a été « tuée » dans l’œuf par une Allemagne
qui avait parfaitement compris que cela supposerait un affaiblissement
diplomatique de l’Europe du Nord. Pourtant, les relations de l’Europe avec la
Russie de Vladimir Poutine et avec le pourtour méditerranéen sont plus que
jamais des priorités. Pour des raisons historiques, économiques et
géographiques, ce sont les pays d’Europe méditerranéenne qui sont à même de
faire aller le continent de l’avant sur ces questions.
À la frontière avec les
Balkans, la Turquie et le Levant, la Grèce pourrait jouer un rôle-clef dans la
stabilisation de la zone. Elle le fait déjà (mais bien seule) lorsqu’elle
assiste militairement la Macédoine dans sa lutte contre l’Islam salafiste
soutenu par l’Albanie et les États-Unis, par exemple. Ses relations avec la
Turquie sont très problématiques mais elle reste une interface très précieuse
vers Ankara ou vers Beyrouth. Il en va de même pour la Russie, qui a toujours
cherché un accès à la Méditerranée, l’a trouvé avec la Syrie et tient l’affaire
syrienne entre ses mains.
Historiquement,
l’Italie a des liens avec la Libye, son ancienne colonie qu’elle a perdue après
la Seconde Guerre Mondiale. Elle y est certes diversement appréciée mais n’en
est pas moins un partenaire économique indissociable de Tripoli. La France a
beaucoup perdu de son crédit au Maghreb mais reste un acteur important de la
politique et de l’économie en Tunisie et au Maroc. Son action linguistique y
est tout aussi primordiale. Enfin, l’Espagne est le deuxième partenaire
économique du Maroc et le premier de l’Algérie, laquelle préfère traiter avec
Madrid plutôt qu’avec Paris. La question linguistique n’est pas absente du
débat étant donné les très importantes minorités hispanophones du Nord du Maroc
et de l’Algérie, tandis que l’Espagne joue parfaitement son rôle de médiateur
dans l’affaire du Sahara occidental.
Face à toutes ces
questions, ce n’est pas à l’Allemagne, à la Suède ou à l’Autriche qu’il faut
faire appel. Deux autres raisons poussent à relativiser encore plus le rôle du
fameux « cœur » de l’Union européenne. La première est la montée en
puissance de toute l’Amérique latine, avec le Brésil, le Mexique et l’Argentine
en tête. Outre les aspects linguistiques, culturels et historiques, capitaux en
la matière, l’Espagne (et dans une moindre mesure le Portugal) jouent un rôle
économique énorme dans la zone… qui n’intéresse en rien Bruxelles ! Madrid
détient le deuxième stock d’investissements sur place (après Washington) et, si
la Chine finira bien par dépasser l’Espagne en la matière, cette dernière y
conservera une forte influence ne serait-ce que pour les liens forts qu’elle y
entretient, avec la participation active des pays latino-américains. Le
deuxième facteur qui doit pousser à relativiser la place des pays du
« cœur » européen est leur effondrement démographique,
particulièrement en Allemagne (un Allemand sur quatre devrait disparaître d’ici
à 2050 selon l’ONU !). Limité géographiquement, culturellement et
géopolitiquement, le monde germanique et scandinave voit aussi les
multinationales françaises profiter de leur force en Afrique et les grandes
banques et entreprises espagnoles passer le cap de la crise sans difficulté
systémique grâce à leur forte implantation en Amérique latine.
L’affaiblissement de l’Europe méditerranéenne, particulièrement en Espagne et au
Portugal, ne durera pas éternellement. Il suffit de constater que Madrid
réussit aujourd’hui à faire ce dont la France est incapable depuis plus de dix
ans, c’est-à-dire augmenter ses exportations dans bien des secteurs, mais aussi
à mener une politique linguistique et culturelle efficace pour les 500 millions
d’hispanophones au monde.
Pourtant, le discours
médiatique et politique dominant continue de présenter le « cœur » de
l’Europe comme l’acteur majeur du continent et de l’Union… et ce pour l’éternité.
Pourquoi ? Sans doute parce que beaucoup se refusent à voir ce qu’ils
constatent pourtant objectivement : l’effondrement démographique allemand
et le caractère inaudible de sa culture à l’échelle internationale vont mener à
une profonde redistribution des cartes (une baisse de la population allemande
aussi importante diminuera forcément son poids économique global). Mais aussi
parce que beaucoup de nos élites sont issues du monde des années 1950, 1960 et
1970, où seule la Triade (Europe des « pères fondateurs », États-Unis
d’Amérique et Japon) comptait. Les pays
d’Europe méditerranéenne étaient encore repliés sur eux-mêmes, l’Amérique
latine n’existait pas, l’Afrique achevait son lent processus de décolonisation…
Mais le monde a changé à tous points de vue et ce changement nous ramène à un
constat simple : l’Europe est une péninsule de l’ensemble eurasiatique.
Qui songerait à chercher un cœur à la queue d’une poêle ou d’une pomme ?
Pourtant, la queue de la poêle ou de la pomme ont une utilité certaine :
permettre de saisir la poêle ou d’accrocher la pomme à sa branche, c’est-à-dire
de faire communiquer la poêle ou la pomme avec d’autres éléments. Contrairement
à ce que peuvent dire trop promptement certains chercheurs de l’Institut de
Relations Internationales et Stratégiques, le rôle des péninsules et de toute
l’Europe méditerranéenne sera majeur à l’avenir. Le temps du « bloc
continental » européen, où le « cœur » domine, est aujourd’hui
plus proche de sa fin que de son apogée, l’Europe va
devoir s’en rendre compte. Ou elle payera très cher cette grande erreur.
Nicolas
Klein