Parlez-vous français ?



Le thème du déclin de la langue française est souvent balayé d’un revers de main par nos responsables politiques et culturels. Ces derniers font valoir que les discours sur la décadence sont le lot quotidien dans l’hexagone et qu’il faut savoir prendre du recul face à des affirmations un peu péremptoires. Dans l’absolu, je ne saurais leur donner tort. Pourtant, en nous y intéressant d’un peu plus près, il est un paradoxe apparent très intéressant concernant la santé de la langue française dans le monde. D’un côté, nous avons les déclarations officielles des décideurs politiques, culturels et économiques qui visent à nous rassurer : la langue de Molière ne recule pas, elle n’a jamais cédé un pouce face à d’autres idiomes et il n’y a rien à craindre à ce sujet. D’un autre côté, la réalité des chiffres et des tendances offre un tableau nettement plus pessimiste, pour ne pas dire alarmiste. Peut-on encore accorder du crédit aux habituels arguments irréfutables concernant l’expansion radieuse du français dans le monde ?

« Au nom de l’exception culturelle française, notre langue et notre culture sont valorisées et défendues au plus haut niveau. » Ah, cette fameuse manie de l’exception culturelle !... Certes, certaines nations (pays scandinaves, monde germanophone, etc.) semblent avoir abandonné la partie de manière plus ou moins visible. Pourtant, nous ne sommes pas les seuls à avoir conscience de l’importance de notre langue et de notre culture, tant s’en faut ! Et surtout, cela fait bien longtemps qu’au niveau linguistique, nous avons lâché prise. Il ne s’agit pas d’être pessimiste : cet abandon est entièrement voulu et, avec une véritable volonté politique, nous pourrions reprendre la main en quelques décennies. Pourtant, plus le temps passe, moins nos dirigeants politiques semblent s’intéresser à la Francophonie et au sort de la langue et de la culture française dans le monde. Le mandat de Nicolas Sarkozy a été à cet égard particulièrement désastreux, même s’il ne peut être l’unique responsable du déclin du français dans le monde. Participer aux sommets de la Francophonie ne suffit plus, d’autant plus que même l’immense majorité des citoyens français ne saurait citer la date et le lieu du dernier congrès général de l’organisation (c’était à Montreux, en Suisse, en 2010). Aucune médiatisation, aucune proposition politique concrète, pas de plan ambitieux et public, rien qui permette de promouvoir l’organisme et ses objectifs à court et long terme. Comment se fait-il que les différentes réunions de l’Hispanité ou des sommets de la Communauté des Pays de Langue portugaise bénéficient d’une meilleure visibilité ? Peut-être parce que des moyens réels sont investis en ce sens ?

« Les chiffres parlent pour nous : plus de 700 millions de francophones et 85 millions d’étudiants dans le monde ! » La plupart des données dans les médias sont généralement surévaluées. Il est impossible, lorsque l’on veut évaluer la population de langue française sur la planète, de se contenter d’additionner les chiffres officiels de chaque pays membre de la Francophonie. Pourquoi ? D’abord parce que le français n’y est pas officiel partout et que tous les Albanais (ils sont près de 3 millions) ou tous les Cambodgiens (ils sont un peu moins de 15 millions) ne pratiquent pas la langue de Molière. Ensuite parce que, même dans les pays où le français est langue officielle, une part non négligeable de la population ne le pratique pas. C’est notamment le cas dans une grande partie des pays africains. La République démocratique du Congo, par exemple, pourrait virtuellement être le plus grand pays francophone au monde (elle est peuplée de plus de 71 millions d’habitants). Mais, dans les faits, les Congolais ne sont que 3 millions à maîtriser réellement le français, contre 36 millions à utiliser le lingala comme lingua franca. Si l’Afrique est bien, démographiquement et économiquement, le plus grand « réservoir » pour la langue de Molière, rien n’est gagné en la matière. Pour rester réalistes, nous pourrions estimer la population francophone totale (locuteurs maternels et locuteurs secondaires) à 200 millions de personnes dans le monde, peut-être un peu plus. C’est une bonne base, mais notre place relative (neuvième langue la plus parlée dans le monde) montre à quel point nous avons chuté depuis la fin du xixe siècle ou même depuis 1950.

« Plus de 70 pays parlent le français, l’une des seules langues à être parlées sur les cinq continents ! » La Francophonie est en train de devenir une petite copie de l’Organisation des Nations unies. Cela peut sembler bien… si ce n’est que bon nombre des nations qui la composent ne font rien pour valoriser et diffuser le français, malgré l’argent reçu à cette fin. Le nombre de francophones au Vietnam et au Laos est devenu insignifiant ; il est en chute libre ou en voie de disparition au Liban, en Égypte, en Arménie, en Roumanie ou en Bulgarie ; il n’a jamais été réellement élevé et ne tend pas à le devenir au Cap-Vert, en Guinée équatoriale, en Slovaquie, en Pologne, en Hongrie, en Lituanie ou en Macédoine. Aucun de ces pays n’obtient des résultats probants dans la défense et l’illustration de notre langue, pour ne pas dire que la plupart d’entre eux s’en moque éperdument aujourd’hui. Alors pourquoi dépenser de l’argent et les maintenir dans la Francophonie ?

La présence du français s’est réduite un peu partout, et il ne faut pas se cacher derrière l’argument des cinq continents : que peuvent peser moins de 20 millions de locuteurs natifs ou secondaires sur plus de 900 millions en Amérique ; environ 25 millions sur plus de 4 milliards en Asie ; ou un peu plus de 250 000 sur plus de 30 millions en Océanie ? Nos deux seuls véritables socles sont l’Afrique et l’Europe mais, partout, nous perdons du terrain dans l’apprentissage. Le chiffre de 85 millions d’apprenants, cité plus haut, est largement fantaisiste : nous sommes peut-être plus proches de 10 millions en tablant large, ce qui fait encore du français la troisième langue la plus apprise au monde, derrière l’anglais et l’espagnol. Sur le continent américain, les États fédérés canadiens non francophones ont relégué l’apprentissage du français au second plan derrière l’espagnol, de même que les États-Unis d’Amérique. Au Brésil, nous avons perdu la partie en faveur de l’espagnol et, dans les autres pays latino-américains, en faveur du portugais, le tout dans le cadre du Mercosur. Même en Chine ou au Japon, lorsque l’anglais et l’espagnol sont passés, il reste peu de place pour une autre langue occidentale. Quant à l’Europe orientale, elle vogue entre l’anglais et l’allemand, avec la pénétration récente et rapide de la langue de Cervantès.

Pourtant, rien n’est totalement perdu et il s’agit d’être réaliste, pas pessimiste. Le français n’aura pas à affronter un déclin démographique et culturel aussi massif que celui de l’allemand ou du japonais dans les décennies à venir. Deux actions-force sont à mener :
-         Réorganiser notre action culturelle et linguistique à l’étranger. Nous dépensions presque 900 millions d’euros en 2007 pour notre projection culturelle à l’étranger, soit 12,6% de notre budget total. C’est à la fois trop et trop peu. Trop, parce qu’avec des sommes nettement plus modestes, certains pays ont de meilleurs résultats que nous (200 millions d’euros suffisent au Royaume-Uni, 90 millions à l’Espagne). Et l’expansion « naturelle » de leur langue n’explique pas tout. Trop peu parce qu’il y a encore dix à douze ans, nous consacrions 20,5% de notre budget à cette tâche. J’ai conscience que la crise est passée par là, que le temps est l’austérité aveugle. Mais de deux choses l’une : soit nous assumons notre « mini » ONU impuissante avec un budget conséquent, soit nous coupons dans le vif pour coller au plus près de la réalité et nous pourrons alors dépenser moins d’argent pour plus de résultats. Il en va de même pour nos 144 Alliances françaises dans le monde : le plus grand réseau du monde mais des résultats moindres qu’un peu plus de 70 Instituts Cervantès. Un peu de ménage à faire ?

-         Favoriser l’enseignement systématique, notamment par des moyens financiers réels, du français en Afrique et, dans le même temps, aider au développement du continent. C’est à ce prix que notre « réservoir » linguistique sera effectif mais aussi que nous pourrons renforcer la présence commerciale (le français n’est encore que la sixième langue d’échanges au monde, la quatrième si on ne compte que les langues d’origine européenne) ou dans les nouvelles technologies (la langue de Molière est la huitième langue la plus représentée sur la toile, mais notre potentiel de croissance y est important). Ce n’est plus sur notre passé de langue diplomatique que se joue la concurrence, désormais, mais bien dans ces deux domaines : développement et informatique.

Nicolas Klein 


Leave a Reply

Proudly powered by Blogger
Theme: Esquire by Matthew Buchanan.
Converted by LiteThemes.com.