C’est devenu un poncif de toute analyse économique
et géopolitique de comptoir. Face à la crise actuelle de la zone euro et à ce
qui semble être un déclin des États-Unis d’Amérique, le groupe des BRICS
(Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) est unanimement désigné comme le
nouveau cercles des superpuissances de demain. L’acronyme, popularisé par la
célèbre banque d’affaires américaine Goldman-Sachs puis complété par la suite,
a la cote depuis une dizaine d’années et plus encore depuis 2008-2009. Il n’est
pas contestable qu’au moins quatre de ces pays (Brésil, Russie, Inde et Chine)
connaissent une croissance économique soutenue, ont une démographie importante,
sont des marchés présentant d’importantes perspectives et jouent un rôle
politique croissant. Mais aujourd’hui, ce simple constat repris partout en
chœur sans aucune originalité est à la fois incomplet, partiellement faux et
insuffisant.
Il convient de se pencher un peu plus sur le sujet
car, sans même être spécialiste d’économie ou de géopolitique, plusieurs faits
objectifs sautent aux yeux pour qui veut bien les voir. Et le premier élément
qui apparaît clairement, c’est que l’Afrique du Sud n’a rien à faire dans ce
groupe. Petit pays tant par son poids démographique (à peine 50 millions de
personnes, soit moins que l’Italie et à peine plus que l’Espagne) que par sa
puissance économique (422 milliards de dollars en 2011, à peine la
vingt-neuvième place mondiale !), le pays possède certes un certain nombre
d’atouts (mines d’or et de platine, présence dans plusieurs groupes mondiaux
stratégiques comme le G20) et profite de sa stature de pays moyen sur un
continent encore très pauvre. Mais le ralentissement de sa croissance, ses
graves problèmes structurels (baisse annoncée de la population, haut taux de
chômage, maladies endémiques…) ne permettent pas de le classer parmi les BRICS…
sauf par souci un peu paternaliste de valoriser de temps à autre un pays
africain.
Un autre constat saute aux yeux lorsque l’on compare
les quatre pays restants. Le Brésil et la Russie, aussi puissants et peuplés
soient-ils, ne sont que deux nains en comparaison des deux supergéants que sont
l’Inde et la Chine. Le premier des deux a considérablement rattrapé son retard
économique, se plaçant en dixième position des puissances mondiales, juste
derrière la Russie. Mais toutes les prévisions le donnent logiquement dans le
sillage de la Chine en termes économiques d’ici à 2050. Ces conclusions
n’enlèvent rien au Brésil ou à la Russie mais doivent nous permettre de
relativiser leur place.
Reste un épineux problème, qui est peut-être le
véritable problème des BRIC (sans le « S » cette fois-ci). Cette
étiquette, collée à la va-vite, devenue abusivement synonyme de « pays
émergents », ne peut masquer un manque d’unité flagrant. Ce manque d’unité
est d’abord économique et démographique. La Russie, par exemple, est appelée à
une chute de sa population relativement soutenue (certes proportionnellement
moins importante qu’en Allemagne ou au Japon) d’ici à quarante ans, passant
d’après les estimations moyennes de 140 à 120 millions d’habitants. La Chine,
de son côté, va connaître un déclin démographique d’une autre sorte, dû aux
ravages de la politique de l’enfant unique et au vieillissement accéléré de sa
population. Seuls le Brésil et l’Inde semblent maintenir à peu près le cap,
malgré de très nettes chutes de leur taux de natalité. Par ailleurs, la Chine,
si elle produit énormément de matières premières, étant donné la taille et
l’enrichissement de sa population, est aujourd’hui un importateur gourmand dans
de nombreux domaines (alimentaire, hydrocarbures, métaux industriels et
précieux…). L’Inde risque fort de suivre le même chemin, là où le Brésil et la
Russie devraient rester d’importants exportateurs dans certains domaines.
À ce manque d’unité économique, encore relatif,
s’ajoute un manque d’unité politique et géostratégique évident. Régulièrement
présentés comme le seul contrepoids crédible à l’hyperpuissance américaine, les
BRIC n’ont en fait pas les mêmes intérêts ni les mêmes orientations générales.
La Russie et la Chine, alliées de circonstances dans le cadre du pacte de
Shanghai, sont de toute évidence très anti-américaines. Mais ce n’est pas le
cas de l’Inde et du Brésil pour des
raisons distinctes. Certes, ni Delhi, ni Brasilia ne sont des suiveurs
aveugles de l’oncle Sam, mais leur opposition à Washington est loin d’être
systématique. Par ailleurs, l’Inde et la Chine se regardent de plus en plus en
chiens de faïence, persuadées (sans nul doute à juste titre) d’être des
adversaires, sinon de francs ennemis, sur le continent asiatique. La Russie,
qui a généralement une politique étrangère assez habile, tente de manipuler
l’une et l’autre de ces nations dans son intérêt, tandis que le poids politique
du Brésil, malgré ses efforts, reste relativement faible (notamment car le pays
est le seul du groupe à ne pas disposer de l’arme atomique).
Reste à ajouter un dernier constat qui est sans
doute le plus intéressant. Comme je l’ai dit précédemment, l’étiquette
« BRICS » est devenue un quasi synonyme de « pays
émergents », ce qui est clairement abusif. D’abord parce que la Russie
n’est pas franchement émergente : elle a été puissante dans un passé
proche et ne fait aujourd’hui que récupérer la place qui devrait logiquement
être la sienne de par sa population et ses richesses intérieures. Ensuite parce
que nombre de pays ou de blocs continentaux méritent largement l’étiquette de
pays émergents. L’on pourrait longuement disserter à leur sujet, mais le cas le
plus frappant est peut-être l’ensemble de l’Amérique latine, qui devient un
acteur économique et démographique majeur de ce monde. Si
(presque) tous les pays qui la composent connaissent une croissance soutenue
sur les dernières années, deux d’entre eux (le Mexique et l’Argentine) ont déjà
un poids respectable, voire important, et progressent à une vitesse
impressionnante. En ce sens, si l’Union européenne avait une once
d’intelligence, elle saurait que le seul vrai moyen d’accéder à ce monde
émergent est de passer par ses anciennes métropoles, l’Espagne et le Portugal.
Car, pour prendre la réciproque de ce que déclarait en son temps le célèbre
poète espagnol Federico García Lorca, quiconque ne comprend pas l’Espagne ne
comprend pas l’Amérique latine…
Nicolas Klein